Mon moment de gloire
C'était un samedi matin de l'année 1988, j'étais à l'école coréenne. Le professeur avait décidé de faire de la musique, et tous les élèves étaient venus avec leur flûte à bec en plexiglas. Ils avaient eu une semaine pour apprendre par coeur un morceau de 20 secondes, et chacun devrait passer à son tour devant la classe entière pour s'exécuter avec courage et résignation.
Tous mes camarades de classe étaient fébriles. Ils savaient l'intense moment de solitude qui les attendait, et ils redoutaient leur passage comme des veaux fermiers que l'on étiquetterait à l'oreille à l'aide d'une agrafeuse de numéro.
Dans la liste, j'étais le douzième à passer. Bien entendu, je n'étais pas là la semaine dernière donc je n'avais ni eu le temps d'apprendre le morceau, ni eu l'idée d'apporter ma flûte à bec.
Pas grave. Je demandais dignement à mon binôme de me prêter son instrument au moment de ma sentence. Il y consentit avec un solennel gémissement, comme si ma bave allait souiller sa flûte.
Puis, muni de l'instrument de torture, je me mis à écouter les onze premiers condamnés. Sans souffler dans le tube à trous, j'essayer d'imaginer les doigtés qui pouvaient correspondre au morceau. Je sentais le désespoir m'envahir, et surtout, la ridiculisation me gagner. Je tremblais de tout mon coeur, et mes mains étaient moites d'appréhension.
Puis vint mon tour. Je me levai tel un bagnard, traînant des pieds vers l'estrade, puis me figeais devant l'auditoire.
Et puis, mécaniquement, limpidement, distinctement:
mi do re mi sol re re re
mi do re mi sol la la la
do si la sol
do si la sol
mi do re mi sol re re re
mi do re mi sol la si doooooooo!
Soudain, gigantesque tonnerre d'applaudissements, fièvre fanatique d'acclamations, défoulement débridé de 59 camarades de classe aux yeux bridés, 59 paires de mains qui frappent les bureaux branlants, 59 paires de pieds qui tapent sur le parquet de la classe, jubilation générale et raz de marée de hourras façon coréenne.
Moi le cancre de la classe, moi le dernier en toutes matières, j'avais prouvé au monde entier de l'univers que oui, j'étais capable de faire quelque chose de juste et de beau.
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